Mots-clés : Bureau - description
Le jour se lève. Gustave écrit encore à sa table de travail. Par la fenêtre de son bureau on devine les branches décharnées d'un tulipier que l'hiver a pétrifié. Au premier étage, dans la grande pièce du corps principal de la maison de Croisset, deux fenêtres donnent sur la Seine, trois autres ouvrent sur le jardin, elles sont toutes drapées d'un tissu d'un genre un peu oriental à grosses fleurs rouges, même la porte est ainsi drapée. Des corps de bibliothèque en bois de chêne ciré et à colonnes torsadées se relient entre eux par le haut au grand meuble de rangement qui occupe de ses longues étagères tout le fond de la pièce. Sur la gauche de la porte d'entrée, dans une belle cheminée, un bon feu achève également sa nuit en rougeoyant et en ronronnant doucement. Sur le manteau de cette cheminée, une pendule en marbre jaune fait cliqueter ses aiguilles ouvragées derrière une petite vitre ronde, bombée et terne ; un buste d'hippocrate en bronze, souvenir du père, lui fait pendant. Il y a également des dessins indiens lourdement encadrés et une eau forte de Callot, copie ou originale, représentant la tentation de saint Antoine.
C'est une partie de la vie de Gustave Flaubert qui se trouve dans ce cabinet de travail : les portraits sur les murs, celui d'Harriet Collier, une pâle aquarelle représentant la jeune britannique langoureuse, palôtte, maladive, un buste à la manière grecque de sa défunte et bien-aimée soeur Caroline par Pradier, visage blanc, extrêmement fin, enserré par de longues anglaises ; la bibliothèque regorge de volumes aux reliures brillantes, des livres ouverts, des notes partout, des petites boites en carton vert, remplies de centaines de fiches, soit des milliers de tout petits détails, de précisions glanés dans les bibliothèques de la capitale lors de ses nombreux déplacements et qui prendront place, un jour ou l'autre, dans un roman ou un récit. Des croquis également et des dessins techniques décrivant une foule d'objets scientifiques, rassemblés pour l'écriture de Bouvard et Pécuchet dont les derniers chapitres tardent à se mettre en place. Il y a dans de grandes vasques des morceaux de roches colorées, des pierres éclatées des silex. Eparpillés dans la grande pièce les objets rapportés des voyages en orient : des lampes, des tissus, un tarbouche rouge sur la tête d'un buste, lui tombant sur les yeux, des amulettes. Dans un plat aux ailes ciselées sont regroupés des petites pierres ramassées dans les temples d'Egypte, des bois sculptés. Une idole indienne, très colorée, des pieds de momies sont empilés contre le mur derrière la table de travail. Des armes aussi, un arc et ses flèches, un grand fusil arabe à la crosse incrustée d'ivoire et de métal. Sur un divan de nombreux coussins au velours rapé et une couverture à carreaux offerte parTourgueniev, le bon géant russe, le poête de l'hiver. Des pipes aussi, égyptiennes bien sûr, en terre cuite, de Palestine, libanaises, syriennes en bois précieux, en corne de buffle, à bague d'argent à fourneau d'ivoire ou en écume de mer, des pipes inestimables, compagnes fidèles des nuits au clair de lune et des ciels étoilés.
Le bureau, est une table de bonnes dimensions aux pieds ouvragés, recouverte d'un tapis vert aux larges taches d'encre, comme une carte de Mercator. Des feuillets par dizaines, raturés, noircis de lignes entortillées, tordues. Il y a un encrier en forme de crapaud dans la gueule duquel Gustave a l'habitude de prendre l'encre du bout de sa plume d'oie. Il les taille lui-même ses plumes, qu'elles soient prêtes à courir sur ses feuilles de papier bleu, il les jette ensuite, en un savant désordre, dans l'un des grands plats d'argent ternis par le temps, achetés dans le labyrinthe des souks de Khan El-Khalili ou de Al-Azar, arpenté en compagnie de Maxime du Camp, bien des années plus tôt.
Gustave n'a pas dormi, comme souvent. Après son courrier il a lu, il a écrit, organisé ses notes pour ses Trois contes, l'histoire de Félicité, la bonne vieille Félicité, pour laquelle il s'est largement inspiré de sa fidèle nounou Julie, le récit de saint Julien l'Hospitalier et d'Hérodias.
Il biffure nerveusement.
Suzanne entre dans le cabinet de travail. A sa hanche son panier dans lequel se trouvent les chiffons, la cire, les plumeaux. Elle sursaute en apercevant le maître dans son fauteuil.
- Cré non de bois, mais vous êtes resté ici toute la nuit ?
Gustave lève les yeux, lui adresse un regard las mais n'interrompt pas son travail.
Suzanne hausse les épaules et reprend en insistant :
- Bonjour !!!
Flaubert reste dans son écriture. Suzanne hausse les épaules et entreprend son ménage en marmonannt. Elle bouge beaucoup, remue des livres, en referme d'autres, bruyamment, faisant claquer les reliures, déplace des feuilles, tente d'attirer l'attention de Gustave.
Gustave interrompt enfin son travail.
- Bon sang Suzanne, ne peux-tu pas faire ton ménage sans déplacer inutilement autant d'air ? Tu me donnes une sorte de nausée avec tes gesticulations.
Suzanne se sent vexée.
- On peut pas non ! J'crois pas.
Gustave :
- Tu es pire qu'une tempête ma fille. Il ne manque plus qu'un vent de sable dans ton sillage et quelques gros scarabées brillants fuyant sous tes jupes pour ressentir, à demeure, les effets d'un tourbillon digne du désert.
Suzanne s'agite de plus belle :
- Je ne vous écoute même pas. Qu'un homme avec votre savoir dise de telles sottises ! A-t'on déjà vu le ménage se faire en restant prostré sur une chaise, sans bouger une oreille ? Vous allez y rester à ne pas dormir, ça je le sais et c'est moi qui vous le dit.
Gustave semble être d'accord avec ce que vient de dire Suzanne, mais il aime tant la provoquer :
- Ce sont des âneries. Tu te rendras compte, quand tu auras mon âge, que la rémission que procure sur le corps une nuit de bon sommeil ne pèse rien auprès de la satisfaction de l'ouvrage achevé.
Suzanne continue son ouvrage près de la cheminée, son visage s'empourpre, elle s'éloigne du foyer.
- Et ben ça promet ! La journée commence à peine et je suis déjà une potion, un fardeau, un tourbillon et pis maintenant je suis un âne.
Gustave fait un geste de la main comme pour l'éloigner.
- Ah quelle scie tu fais ! C'est pesant à la fin de ne rien comprendre.
Suzanne se campe, les deux poings sur ses hanches fines. Elle tente de donner à son visage un air mauvais et agressif, sans y parvenir.
- Je vous ai entendu, vous savez ! Vous n'êtes pas très charitable, le manque de sommeil sûrement qui vous porte sur le coeur.......
Voxpopuli
→ plus de commentaires