Mots-clés : Bête noire, le dragon, la fabrique.
Gustave :
- Mais je te plaisante bon sang. Allez, ne soit pas si à vif. Et puis tu es charitable pour nous deux. Julie a bien fait de te prendre chez nous. Là, tu es contente, je te le dis.
Suzanne s'empourpre et roule des yeux sous ses sourcils froncés.
- Vous plaisantez ! Vous plaisantez ! A chaque fois vous dites que vous plaisantez mais vous vous moquez de moi oui, une fois de plus, j'ai compris votre jeu. Je ne suis que votre bête fauve.
Amusé par l'expression Gustave se recule dans son fauteuil et rejette sa plume parmi les autres dans un grand plateau d'argent ciselé.
- Mais non, ni une bête fauve ni même une bête noire. Je ne me moque pas ma jolie, ne confond pas, je te chine, amicalement, comme un père. Depuis ton arrivée tu procures à cette demeure sinistre un parfum délicat et tu la rends supportable, tout comme tu adoucis, des belles couleurs de ton visage, cet hiver glacial qui nous ronge et n'en finit pas. Il n'y a plus de saison, le froid accroche de droles de chandelles de morve gelée au nez des cul terreux et transforme les écoulements de ceux qui ont la chaude pisse en bâtons de pélerin. Toi tu es parfaite, tu es le miel de Croisset. Tu donnes à la plus insignifiante de nos soupières des allures de trésors carthaginois et à nos parquets usés l'aspect de laques chinioises.
Suzanne continue d'épousseter les rayonnages, sans application. La voix de Gustave est étrangement douce.
- Hou là ! Qu'est-ce qui vous arrive maintenant ? Toute cette gentillesse, vous nous préparez un mauvais coup ?
Gustave met un peu d'ordre dans ses feuillets.
- Je sais observer ma chère, j'ai vu avec quelle douceur et avec quelle compassion tu écartes les pauvres et les traîne-misère qui sonnent au portail tous les jours pour quémander un peu de pain ou quelques pommes. Et comme je ne suis pas encore complètement débile, je vois bien aussi nos provisions qui fondent. Il ne faudrait pas que Croisset devienne le rendez-vous de tous les éclopés et de tous les crèves la faim de la terre, nous n'en avons plus les moyens. Tu crois en Dieu et tu t'en réjouis, c'est beau ! C'est très beau.
Suzanne :
- J'crois en Dieu, ça oui et je prie pour vous et pour les vôtres chaque jour qui passe, pour votre paradis à tous. Et vous feriez bien d'en faire un peu autant, ça vous aidera peut-être dans votre quotidien.
Gustave sort de son fauteuil, se dirige vers la cheminée et attise les quelques moignons de bûches qui s'effondrent dans les cendres de l'âtre en un crépitement de braises bondissantes.
- Je me signe, là, voilà. Tu est comblée maintenant ? Je ne suis plus à une contradiction près. Et pour ta compassion et tes bons soins je te serai éternellement redevable. Mais il faudra quand même que tu m'explique ce qu'il y a de consolant à voir en avance et sans pouvoir rien y changer, le poignard qui, le dernier jour, va te percer le coeur ? Pourquoi ne pas croire en la discrétion des maîtres d'hôtel, à la chastetée des putains ou mieux encore à l'intégrité et à la compétence des ministres ?
Suzanne fait sa moue.
- De toute manière vous ne croyez en rien ! Vous n'aimez pas les autres, vous ne vous aimez pas vous même alors... Comme vous voudrez, à la fin c'est vous que ça punira, moi je suis tranquille ! Ca me peine pour vous, c'est tout. Pour votre salut je continuerai les prières et mes neuvaines et tous les jours je dirai un Pater, il n'est jamais trop tard pas.
Flaubert regarde Suzanne avec une grande tendresse et une once de malice :
- Je suis bien heureux d'être une boule de nacre sur ton chapelet ce matin et que tu la fasses rouler sous tes doigts, et que tu y poses aussi tes lèvres, parfois.
Suzanne a peur de comprendre.
- Qu'est ce que vous dites ?
Gustave :
- Rien, des sottises. Cette écriture m'a harassé, je vais m'arrêter un peu avant de finir fou. Approche, allez, assieds toi ! Parle-moi un peu de toi, des tiens. Tu vis avec nous dans cette maison, on se croise, on se côtoie et on ne se connait pas. Quel âge peux-tu avoir ? Trente trois, trente quatre ans ?
Suzanne reste sur place.
- On dit qu'il faut pas demander son âge à une dame.
Gustave prend une de ses pipes à large fourneau :
- Oui et bien reste concentrée veux-tu, à une... jeune femme c'est différent, on peut lui demander sans qu'elle ne se blesse.
Suzanne approche d'un pas.
- J'ai trente six ans.
Puis elle se tait.
Gustave puise dans un large pot une grosse pincée de tabac brun.
- Et bien continue bon sang ! Raconte-moi... Tu as une famille ? Allez, je veux tout savoir de toi ! Mais de quoi as tu peur ? Viens t'asseoir.
Suzanne s'assied enfin puis se cale dans le fauteuil, elle garde ses deux mains rouges sur les genoux.
- Avant on habitait à Rouen.
Elle se tait à nouveau.
Gustave lève les yeux :
- Et ... ?
Suzanne reprend.
- Mon pauvre père travaillait dans une petite filature, c'était une bonne place. On vivait sans histoire, gentiment avec ma mère, tous les trois. Et puis il y a eu la guerre, l'occupation et les Allemands qui ont réquisitionné une partie des bâtiments pour y mettre leurs chevaux et les attelages.
Gustave a allumé sa pipe et en tire de longues bouffées puis s'enrobe le visage dans une épaisse volute blanche.
- Un beau gâchis !
Suzanne continue son récit :
- La fabrique continuait malgré tout ça. Un matin, en sortant des bêtes, un dragon prussien a renversé un ouvrier. Mon père a accouru pour le secourir. Il avait gardé un outil à la main qu'il brandissait. Un des chevaux a pris peur et le soldat qui était dessus est tombé de toute la hauteur.
Gustave exulte :
- Bravo ! Un de moins !
Voxpopuli
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