
Si parfois on gagnerait à ne pas mettre un pied en dehors du lit, certains matins, il fait quand même bon se lever, je vous le garantis. Ce matin là en fut l’une des plus belles des démonstrations.
Un petit objet qui me tient particulièrement à cœur, profitant de mon lever, venait de se glisser sous mon lit. Ce dernier est très large et récupérer la chose semblait à priori plus compliqué qu’il n’y paraissait d’autant plus qu’une blessure au genou, certes bénigne, venait compliquer l’opération. Au réveil j’avais oublié ce genou meurtris, la nuit et le sommeil constituant, comme chacun le sait, un cocktail à haute teneur réparatrice. Poser brusquement ce genou à terre pour tenter la récupération de l’objet précieux me tira donc inévitablement des hurlements aigus. A cet instant précis de réflexion, plusieurs éléments vinrent embouteiller les rayonnages cintrés de mes circonvolutions mentales et matinales. J’imaginais d’abord avec une stupidité confondante le sort que devait connaître les malheureux des temps révolus, précambrien, Moyen-Âge, Révolution, XIXè siècle, lesquels affublés d’une telle blessure, et en absence de tout antiseptique, se voyaient irrémédiablement et à plus ou moins longue échéance, voués à une douloureuse amputation. Saisissant par l’un de ses coins l’oreiller qui se trouvait à ma portée, je le glissais sous mon genou valide pour éviter la froideur et la rudesse du plancher puis me penchant vers le sol, la jambe blessée maladroitement tendue vers l’arrière, je constatais une nouvelle fois, glissant un regard sous ma couche, l’incroyable distance qui me séparait de mon but. J’étais là, tendu comme un élastique, dans la position du caméléon qui surveille sa proie, arque bouté, agrippé à sa brindille, l’œil rivé sur la cible lointaine. Etait-ce l’afflux du sang dans mon cerveau, l’irrigation soudaine de mes petits neurones ensommeillés, il y eu comme une illumination, une révélation ; plus près de nous, très près de nous, loin des hommes de Neandertal, loin des chevaliers teutoniques, de nos arrières arrières grands parents du XIXe, des poilus de la grande guerre, il y avait là, dans les pays les plus démunis, dans les bidonvilles d’Haïti, de Manille, de Jakarta, dans les taudis du Caire, les karyanes de Fez, dans les favelas de Rio ou de Sao Paulo, dans les Bustee de Bombay ou de Calcutta, les poblas de Santiago ou sous les ponts des autoroutes de nos grandes agglomérations, ici, dans notre bel hexagone, des dizaines, des centaines, surement des milliers d’enfants, de femmes et d’hommes vivant dans le dénudement le plus total, l’insalubrité la plus insupportable, la plus extrême pauvreté et l’isolement absolu. Je me méprisais d’avoir d’abord pensé à nos aïeux lointains plutôt qu’à ces humains misérables et oubliés. Nos hommes d’état sont en dessous de tout, notre société ne mérite pas ce nom et nous ne valons guères mieux si rien n’est organisé pour que cesse cette effrayante réalité.
On commémore aujourd’hui la disparition de millions de soldats ayant pour rien donné leur vie dans des circonstances inhumaines, on réunit à grand renfort de communication des assemblées exceptionnelles pour voler au secours des industriels, des banquiers, des bourses de toute la planète et on confie à un secrétaire d’état dépouillé de toute cassette et de toute crédibilité le sort de milliers de sans abris. On rebaptise précarité la pauvreté, moins mélodramatique, on badigeonne de produits chimiques les poubelles de nos supermarchés afin que personne ne puisse s’y approvisionner… Quel grand pays.
Je me suis relevé depuis, ayant récupéré mon « précieux » à l’aide d’une babouche jeté avec maîtrise et précision, là encore, la différence criante entre l’homme et la bête s’étant majestueusement manifestée, enfin certains oiseaux se servent de brindilles pour extirper la larve charnue de son écorce et des colonies de fourmis élèvent des moucherons comme le paysan du Larzac des moutons.
A chaque pensée sa contradiction.
Voxpopuli
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