A chaque saison ses modes, à chaque génération ses phrases cultes, du moins j’imagine, qui envahissent les conversations et leur donnent, depuis les cours de récréation jusqu’aux cœurs des salons où naissent les tendances, un petit goût amer de disette stylistique.
En terminant il y a quelques jours, les « Souvenirs littéraires » de Maxime Du Camp, lequel partagea, durant de long mois, avec Gustave Flaubert l’enivrement des voyages exotiques et au côté de Louis Bouilhet les heures sombres et les moments d’ivresse de l’immense écrivain, je pensais qu’il était décidemment bien difficile d’être une fragile silhouette se donnant, en vain, tout le mal du monde pour gravir, dans l’anonymat, l’ombre et la fraîcheur une infranchissable montagne.
Ces compagnons de Flaubert qui avaient des velléités d’écriture, des ambitions de consécration littéraire devaient vivre des affres terribles à évoluer dans les remous inconstants, tumultueux et géniaux de leur imposant compagnon de Croisset. Il en reste des écrits émouvants, des souvenirs poignants pour qui admire l’auteur, justes (Flaubert s’est tellement battu pour tenter de faire éditer et jouer les pièces de Bouilhet), soignés, des textes qui trottinent dans les pas du géant et nous aident à le comprendre, à s’en approcher et à sentir combien la proximité des colosses freine les ardeurs les plus légitimes et accentue la détresse créatrice et la frustration des auteurs en mal de reconnaissance, de publication, d’épanouissement.
Mais ce soir, faisant fi de ces palpitantes élucubrations littéraires, et profitant d’une rare soirée de liberté professionnelle, je me convaincs, non sans peine, de m’asperger d’une légitime dose de culture mi-théâtrale, mi-télévisuelle et je m’installe, à l’invitation du dernier des Mitterrand, devant mon écran plat, prémonitoire…
Sur un fond constellé d’étoiles de pacotille Molière est là, du moins son buste, derrière sa fine moustache, figé dans une dorure bon marché, le rictus surplombant la fossette, semblant s’emmerder comme une corniche directoire, comme une cariatide que la crampe menace. Molière ne fait pas semblant de s’emmerder, mais pas seulement, il souffre à chaque phrase, à chaque mot à chaque plaisanterie affligeante d’une profession qui se réclame de sa progéniture et qui caricature dans de la confiture émotionnelle l’essence même de la culture hexagonale.
Les bafouillages du maître de la villa Médicis et ses liaisons fatales déclenchent les applaudissements frileux et complaisants de plusieurs rangées de fauteuils sur le dossier desquels les organisateurs ont peint les visages de nos acteurs les plus emblématiques et les plus improbables, l’atmosphère est angoissante.
Le verbiage des récipiendaires qui se succèdent sous les feux de la rampe atteint les sommets prévus. Les remerciements pleuvent comme des hallebardes, on récite des palanquées de noms propres totalement inconnus, les applaudissements crépitent aux oreilles des vieux acteurs dont la voix chevrote sous l’émotion comme crissent les gravillons humides dans les allées du cimetière de la roue qui tourne.
Imaginons le même déchainement de gratitude, la même volonté de reconnaissance à l’issue d’un repas moyen, dans un restaurant de seconde zone. Le maître d’hôtel monte sur une table, à peine l’addition sèche et ainsi commence la fastidieuse litanie des congratulations professionnelles : Merci, voilà, voilà, merci, qui qui voilà, exactement, puis s’égraine maintenant les noms des inconnus qui ont, voilà participé, au succès de cette magnifique soirée, J’appelle notre chef Lucien François ainsi que tous les membres de sa brigade, Michel Lagargie décorateur des viandes, Isabelle de Fontenoy régisseuse crudités, Claude Parigis maquilleur poisson, Paul Eclair éclairagiste des pâtisseries, Fatima Harbois chef saucière, Jean Lou le Douas deuxième commis à la découpe du persil, Alain Garacco et Rachel Jouandel qui m’a fait l’immense honneur de rencontrer Homar Hadjoui, notre plongeur, sans oublier Francis Aledebert deuxième maître d’hôtel, Louis Levotre notre spécialiste du découpage canard, Christian Le Goff responsable du plateau des fromages et Roland Frigidaire, Louise Colin Mayard et Bruno Salpitre, nos stagiaires sans lesquels ce service n’aurait pas pu avoir lieu.
Vous n’avez pas assisté à la énième nuit des Molières, vous n’avez rien perdu.
PhY de Pont
Voxpopuli
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