Durant cette première journée, alors que j’étais arachnéen, suspendu la tête en bas, sous cette planche de la réserve, les hypothèses que j’ébauchais concernant mon pouvoir de transformation me laissaient tout à fait perplexe. Le passage de la condition de souris à celle d’araignée m’avait permis d’échapper à un danger imminent, celui de me faire croquer par cet énorme chien. En y réfléchissant, depuis mon éveil, je n’avais vu que trois créatures : une araignée, une mouche morte et un couple de tourterelles. Le choix de l’araignée en l’occurrence était incontestablement le plus logique. Elle seule pouvait s’enfuir et se dissimuler aussi facilement, une tourterelle eut été tout autant en péril qu’une souris face au monstre. Bien sur il y avait la mouche, mais pouvais-je reproduire la forme d’un animal mort ? Je n’avais pas réellement choisi, les évènements l'avaient fait à ma place parmi toutes les options possibles. Et maintenant, sans obligation d’aucune sorte, pouvais-je me transformer en chien ? Les conclusions auxquelles j’aboutissais me parurent si extravagantes que je dus les vérifier aussitôt, sans vraiment réfléchir.
C'est ainsi que je me suis retrouvé planté sur mes quatres grosses pattes de labrador de cinquante kilos, coincé sous une frêle étagère à dix centimètres du sol. Evidemment, ce qui devait se produire se produisit immédiatement. L’ensemble du meuble, complètement déséquilibré bascula vers l’avant dans un craquement de bois qui éclate. Les boites de conserves, soigneusement empilées, chavirèrent tout ensemble dans le vide, entrainant les bocaux, les bidons et tous les ustensiles qui étaient rangés sur les rayonnages. Le bruit fut infernal. Le sol fut rapidement recouvert d’une couche infâme de nourriture mélangée à des débris de verre et de boites cabossées, l’ensemble marinant dans un fluide sans nom, composé d’eau, de vinaigre, d’huile, de tomates concassées et de jus d’agrumes. La mouche marchait aussi et cela tombait bien car le vacarme engendré par l’éboulement attira plusieurs humains dont les visages stupéfaits et cramoisis de colère ne laissaient aucun doute sur le sort, peu charitable, qu’ils auraient réservé à un chien si ils en avaient trouvé un au beau milieu de cette tambouille abjecte.
En quelques coups d’ailes nerveux, je me faufilais aisément entre les humains et une fois la porte franchie, l’air frais du dehors m’aspira vers les hauteurs.En quelques heures je fus donc tout à tour souris, araignée, chien et mouche, tout cela par ma seule volonté. Il me fallu quand même tirer certaines leçons de ces changements successifs. Je devais penser avant d’agir au risque de provoquer des catastrophes irréversibles. Imaginez qu’en plein vol je vienne à me muter en chien ou pire en vache.
Si je veux me déplacer je deviens oiseau et le choix est grand. Selon les distances que j’ai à franchir ou les conditions climatiques, je sélectionne mon mode de transport. Le goéland est idéal pour flotter dans l’espace, le long des côtes, pour frôler les rochers ou la crête des vagues, pour sentir à quelques centimètres du sommet des flots l’enivrante impression de vitesse. L’aigle royal est un voilier incomparable pour les hauteurs ultimes, là où la courbure de l’horizon permet d’admirer avant tout le monde la naissance d’une nouvelle journée ou le trait foncé d’une nuit qui s’avance. Plonger au fond des océans dans la peau d’un dauphin est un bonheur irremplaçable mais il faut constamment être vigilent car il existe peu de monde aussi turbulent et dangereux que celui des grandes profondeurs.
Voxpopuli
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