Chapitre 1
Nul ne connait mon secret, je ne le connais pas plus précisément d’ailleurs et il est fort probable que je ne doive mon salut qu’à cette absolue clandestinité. Je le répète, je ne connais pas mon fonctionnement et je peux vous assurer que les premières heures qui suivirent l’instant précis de ma naissance furent, pour le moins, déroutantes. Et même aujourd’hui, je ne suis pas plus capable d’expliquer d’où vient cet étrange et merveilleux pouvoir, ni de dire combien de temps il durera, ni comment il disparaîtra, si toutefois cela devait se produire.
Je compte mes années au rythme des saisons que je vois défiler sans ressentir le moindre vieillissement, sans éprouver la plus petite faiblesse. Le temps passe. C’est comme ça, je profite de mon existence en tentant de pousser l’expérience toujours plus en avant, je me surprends chaque jour de découvrir des aptitudes toujours plus fantastiques.
Je ne mange que la quantité nécessaire à la survie de mon espèce et parfois aussi, mais plus rarement, par gourmandise ou par curiosité. Quelques gouttes d’eau quotidiennement, qu’elle soit douce ou salée me suffisent. Je ne souffre ni du chaud, ni du froid et je peux voir dans l’obscurité la plus complète. Je suis invisible pour l’espèce à laquelle j’appartiens et de ces bienfaits je me suis aujourd’hui habitué à la sanction qui peut paraître insupportable : la solitude. Je ne suis pas une devinette mais une réalité, une surprenante réalité. Je ne réponds à aucun nom car jamais personne ne m’a appelé et c’est bien là le problème, alors je me suis baptisé moi-même plus par jeu que par nécessité, je suis l’Oporeptincromamicethumain, mélange d’oiseau, de poisson, de reptile, de microbe, de mammifère, de cétacé et d’humain… et j’en passe car il faut bien que le mot ait une fin.
Je me suis réveillé dans un grenier, sur les lames rugueuses et poussiéreuses d’un plancher. Il faisait noir. Je sais aujourd'hui qu’il faisait noir, je le sais car j’ai appris à faire la différence grâce aux étoiles qui brillent dans le ciel quand il est obscur et au soleil quand il réchauffe les journées. Il faisait noir mais je voyais parfaitement. Je voyais au bout de mon museau une araignée velue affairée à emmitoufler dans sa toile une mouche qu’elle venait de paralyser. Elle ne me prêtait aucune attention et tricotait de toutes ses petites pattes, extrayant le fil par l’arrière de son abdomen gonflé. Le corps de la mouche qui tremblait encore un peu ressembla bientôt à un petit cocon soyeux à une petite dragée. Le regard de ses quatre paires d’yeux croisa le mien, elle marqua un temps d’arrêt puis reprit calmement son ouvrage. Enfin elle s’éloigna vers le fond de la soupente en tirant à sa suite son repas dans son petit sac. Je savais que c’était une araignée et que la proie était une mouche, je le savais sans jamais l’avoir appris. Mais moi, j’étais quoi ?
Je possédais des pattes, deux paires, des moustaches très longues et très fines qui entouraient mon museau, et derrière moi, comme un petit serpent aveugle, une queue annelée, mobile mais pas très souple. Moi, j’étais souris. Des sons imperceptibles me parvenaient très clairement. Au-dessus de ma tête, j'entendais une troupe de capricornes festoyer dans une grosse poutre, puis en tournant la tête, c’était la respiration de deux tourterelles blotties l’une contre l’autre sur le rebord d’une fenêtre ouverte par un coup de vent violent : des morceaux de verre jonchaient le sol à cet endroit. Je percevais même le battement de leurs paupières qu’elles ouvraient parfois au milieu de leur sommeil, pour observer, guetter.
Une autre souris s’approcha, précédée du bruit de ses petites griffes sur le bois. Elle se tenait maintenant immobile, à quelques centimètres de ma position. Elle ne me vit pas et continua sa route vers le fond du grenier.
Il me fallait absolument explorer l’univers qui m’entourait, je décidais donc de suivre ma congénère. Notre route croisa celle d'autres souris. Elles échangeaient entre elles des informations sur des emplacements de nourriture, sur la localisation de dangers épouvantables et indicibles.
Parfois elles jetaient dans ma direction des œillades furtives et inquiètes puis elles reprenaient leur progression toutes craintives. Je tentais alors de me rapprocher silencieusement de leur groupe. Elles frémirent toutes simultanément, s’immobilisant un bref instant, prêtes à bondir. Elles avaient beau scruter l’obscurité, renifler l’air de toutes leurs narines, elles ne pouvaient pas me distinguer et pourtant je me trouvais à moins d’un mètre de leur troupe. Donc, si elles n’étaient pas aveugles je devais être invisible. Rassurées, toutes les souris s’élancèrent, d’un même mouvement, dans l’anfractuosité d’un grand mûr. En les suivant, je discernais toute l’architecture de la charpente au-dessus de ma tête et par le carré d’un vasistas poussiéreux, un coin de ciel éclaté de scintillements d’étoiles. La petite bande progressait rapidement, s’enfonçant dans une nouvelle fissure puis, cette fois à la queue leu leu, s’engagea dans un labyrinthe de plinthes, de planchers, de tuyauteries. D’autres brêches minuscules nous entrainèrent dans des pièces douillettes au sol recouvert de moquette, de tapis et ainsi, de lézardes connues d’elles seules, logées derrière les colonnes monstrueuses des lavabos en craquelures dissimulées sous les meubles, le périple conduisit la petite troupe jusqu'à la gueule béante d’une aération sombre et grasse. La cavalcade se fit plus silencieuse, les parois puantes et suintantes du boyau amortissant tous les bruits. Mais déjà des parfums de nourriture me parvenaient et ce fut un formidable banquet dès la sortie du conduit.
Voxpopuli
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