Mots-clés : Louis Boulhet, George Sand
Gustave se lève, pose sur sa tête un drôle de petit chapeau et s'approche de Suzanne en faisant, avec les mains, les gestes d'un magicien :
- Je vais aujourd'hui te raconter des choses, des secrets, graver mes mémoires dans l'inconscient de ton esprit.
Suzanne semble effrayée :
- Pourquoi vous me dites ça ? Pourquoi vous me dites ça ??
Gustave fait semblant de claquer des dents et d'une voix tremblante :
- On viendra te consulter à mon sujet de toute l'Europe, on te fera absorber des drogues, comme une pythie, pour que ta langue se délie... Souviens toi, je le veux...!
Suzanne se lève à son tour et se dirige vers une patère, près de la porte et décroche une grande robe de chambre rouge sombre :
- Tenez, passez votre robe de chambre. Le froid va vous tomber sur les épaules et après toute cette transpiration je ne veux pas que vous attrapiez plus de mal.
Aidé par Suzanne Gustave enfile sa robe de chambre :
- Tu vois, c'est curieux, hier après-midi, après un bref éblouissement, j'ai eu l'impression de voir mon ami Bouilhet allongé sur le divan, dans la pénombre et justement, dans ma vision, il portait cette robe de chambre là. Il aimait tant la porter lorsqu'il venait me rendre visite. Comme tu me manques mon pauvre Bouilhet, comme elles me manquent tes poésies et tes diagnostiques foireux. Ah ! Les dimanches que je vis depuis son départ, sans nos gueulades et nos inquiétudes communes sont creux comme des arbres morts et je redoute maintenant ceux qu'il me reste encore à vivre sans lui. Quand on perd son accoucheur, celui qui a vu naître toutes mes folies, quand on perd le frère qui voit dans vos pensées plus clairement que vous-même, c'est le goût de la fiente qui reste à jamais dans la bouche.
Suzanne
- Julie m'en a déjà parlé de votre ami Bouilhet, le jour où vous nous avez fait votre colère à cause des gens qui vous observent depuis la Seine.
Gustave éclate d'un grand rire nerveux :
- Une colère, ça, une colère ! Tu n'as encore rien vu. Avec un bon fusil j'aurais tiré ces culs blancs comme à la chasse. Si j'attrape le marchand de merde qui organise ses croisières devant la maison je... Je ! Sans parler de cette feuille de choux..
Gustave prend un paquet de lettres sur une petite tables et quelques journeaux qu'il brandit :
... Je ne sais pas quoi, "Je suis partout", voilà, "Je suis partout", qui, depuis plusieurs semaines déjà, publie ma vie comme si je la racontais ! Je ne sais pas qui renseigne ce chiffonnier, ce Frichet-Reynaud ...
Gustave imite un mondain précieux et effectue un ridicule petit pas de danse :
... Maurice Frichet-Reynaud... Ce que je sais c'est qu'il est diablement informé.
Suzanne :
- Faut pas prêter attention Monsieur Gustave.
Gustave :
- Tu en as de bonnes, les journaux n'ont jamais tant vendu que depuis la mort de George Sand. Tu penses, le tout Paris littéraire était présent aux funérailles de mon pauvre maître, mon chagrin ne pouvait pas échapper à ces rapaces de journalistes...
Gustave saisit un journal sur une pile, le déplie et en lit le grand titre :
... L'Eveil de France : "Gustave Flaubert en larme ! Notre grand écrivain sera peut-être le prochain nom à graver sur la plaque des disparus".
Puis il en déplie un autre :
- "Je suis partout" : "Flaubert, pleureuse d'enterrements, grand homme à louer !"
Il jette les journaux à travers la pièce.
Suzanne se précipite pour les ramasser :
- Julie semblait bien l'aimer votre ami boulhet. Elle me disait :" Quand Monsieur Bouilhet était là, Monsieur Gustave devenait plus gentil " . "Monsieur Louis rachetait de sa gentillesse les méchanceté de Monsieur Gustave." Qu'elle disait aussi.
Gustave :
- Je n'ai jamais été méchant avec Julie... Du moins je n'ai jamais voulu l'être, je la taquine, tout au plus, mais elle ne comprend pas, c'est comme toi et ça m'amuse. Putain de journaliste ..! Ils ont déjà dit des conneries mais là, je sens... Je suis certain que quelqu'un à Paris est passé à l'ennemi. Vois-tu, Suzanne, si j'avais été capable d'être jaloux de quelqu'un, je l'aurai été de Bouilhet. Le malheureux était désespéré parce ue sa famille l'avait renié quand il était jeune, la belle affaire. Sérieusement, il n'aurait pu avoir de plus belle consécration. Il y a comme ça des outrages qui vengent de tous les triomphes en retard et quand on fait cas de sa fierté, certains sifflets sont plus doux pour l'orgueil que des bravos. Là où il est, il ne manque plus de pain ni de temps pour achever ses poèmes. Il était un homme d'esprit perdu, il est devenu un paria mort.
Suzanne :
- Avec vous, les gens sont toujours dingués d'une drôle de manière.
Gustave :
- Nous adorions nous moquer des gens, des curistes surtout :
" Tu n'es qu'un vieillard sénile !"
" Que dis-tu ?"
" Et un incurable ! "
" Ah bon ? "
" Tu es misérable, ça fait peine à voir. "
" Comment ? "
" Allez, viens, on rentre à l'hospice ! "
" Quoi ? "
" Ah ! Quelle disgrâce, mon pauvre vieux ! Quelle disgrâce.. "
" Et bien toi aussi, vieux bouc ! "
- Je m'en souviens comme si c'était hier, dans les rues de la Roche-Guyon, à leur image nous faisions des tableaux anticipés de la décrépitude, cela pouvait durer des heures .
Voxpopuli
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