Suzanne :
- La poste, à cette heure, avec toute l'eau qui est tombée cette nuit, l'hirondelle n'est pas près d'apporter le courrier, les chevaux auront de la boue jusqu'aux jointures.
Gustave :
- Et que dirais-tu d'aller toi-même à Croisset et de me rapporter les nouvelles ? Tu pourrais prendre l'air.
Suzanne regarde Gustave sans savoir si c'est une plaisanterie :
- Vous voulez que j'y reste ? C'est quand même changeant un bonhomme, il y a deux minutes vous m'emmeniez Dieu sait où, dans un de vos paradis de bourgeois et me voilà bonne pour faire huit kilomètres dans cette gadoue pour vos lettres.
Gustave comprend qu'il a été trop loin :
- Décidemment, tu ne discerneras jamais quand je te chine et quand je suis sérieux...
Il se lève péniblement, s'aidant de ses deux mains pour s'arracher à son fauteuil et ouvre une petite cache dans sa grande bibliothèque. Gustave l'oeil amusé exhibe un petit flacon de verre rouge au bouchon finement ciselé qu'il soulève en le faisant tinter contre le goulot, il en hume malicieusement le contenu :
- Ce qu'il y a là dedans vaut tous les nectars des jardins de Gethsémani, des dizaines de coursiers ont été crevés pour me le rapporter, cette merveille a franchi plus de distance que tu ne peux rêver.
Suzanne s'approche attisée par la curiosité.
Gustave lui tend le flacon :
- Respire ! Ferme les yeux bon sang sinon ça ne marche pas. Devine maintenant. Quelques gouttes sur le bout de ta langue te feront entrevoir les splendeurs que j'ai découvertes lors de mon voyage en Orient.
Suzanne respire le contenu :
- Ben c’est que de la liqueur de noisette ! Pour du nectar, c'est vieux comme le monde.
Gustave s'esclaffe à nouveau :
- On ne te la fait pas hein ?
Puis il porte le flacon à ses lèvres et lampe une longue rasade. Un claquement de langue plus tard, il s'essuie les lèvres et repose le bouchon sur le goulot.
- Sacré bon sang ! C'est mieux qu'un coup de trique !
Gustave se racle la gorge avec difficulté, y portant ses deux mains pour arracher son col empesé et sa cravate. Sont front se colore puis de grosses gouttes perles sur son crane et filent dans ses sourcils. Suzanne est totalement effrayée ; Gustave suffoque, son visage prend maintenant une couleur grisâtre, l'un de ses yeux se ferme, son visage n'est qu'une horrible grimace. Dans un souffle il expulse un jet de bave. Suzanne pousse des cris, elle se sait toute seule dans la maison, personne ne viendra l'aider, la soutenir, sa peur n'a d'égale que la souffrance qu'éprouve Gustave. Le vieux géant pousse à son tour un coassement incongru, tente de contenir entre ses doigts les lambeaux de peau qui quittent son visage, il s'effondre sur le tapis de son bureau renversant dans sa chute son encrier en forme de crapaud et à son tour, comme dans l'un des cauchemars décrit par son fils spirituel, il se transforme en un anoures amphibien au ventre jaune, bête visqueuse et sautillante à travers le capharnaüm du bureau. Suzanne est terrassée par la terreur et par le dégoût, jamais ô grand jamais elle ne pourra lui lécher les palmes. La jeune femme saisie la bouteille et en la retournant accidentellement déchiffre péniblement 14 mai 1863... Misère pense-elle, la mixture était périmée depuis plus de 15 ans...
Cet épisode inédit est dédié à la noble mitra, ma persane préférée, il ne figurera pas dans la version, même longue, de L'OURS ET LE TULIPIER.
Vous pourrez bientôt reprendre une lecture normale et connaîtrez la vraie suite et fin de votre feuilleton favori.
PhY de Pont
Voxpopuli
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